« Les généraux sont toujours préparés, lorsqu’il s’agit de mener la dernière guerre. » Si cette affirmation fait largement consensus, elle serait mal reçue si nous écrivions que « les dirigeants d’entreprise sont toujours préparés, lorsqu’il s’agit de relever les défis du passé ». Est-ce vraiment normal ? Non, car la plupart des entreprises ont bien été façonnées en relevant les défis du passé, et non pas en vue de ceux de demain.
Bien sûr, beaucoup d’entreprises s’attachent à identifier les enjeux à venir, puis cherchent à se transformer pour y répondre. Mais une telle démarche a-t-elle vraiment un sens dans un monde VUCA que la crise du COVID-19 met particulièrement en relief ? L’alternative existe, pourtant : se préparer à affronter l’avenir, quel que soit le visage qu’il présente.
Utopique ? Pourtant, pendant cinq ans, nous avons observé plusieurs dizaines d’entreprises qui sont devenues ce que nous appelons « altruistes » et qui relèvent avec succès les défis auxquelles elles sont confrontées, y compris celui posé par le covid-19. Elles y parviennent en servant inconditionnellement leurs salariés, leurs clients, leurs fournisseurs et les communautés où elles opèrent, et elles le font à travers leurs activités de cœur de métier. Cela semble étonnant, mais c’est là que réside également leur secret – leur façon de réaliser régulièrement d’excellentes performances.
Nous avons publié récemment une tribune sur les PME qui ont transformé leurs activités afin d’aider la lutte contre le COVID-19. Cependant, beaucoup s’interrogent sur l’inaction de grandes entreprises. Sont-elles trop grandes pour pouvoir se transformer très vite ? Où peut-être, elles se soucient moins que les PME de l’intérêt général ? Comme élément de réponse nous publions ici un extrait de notre livre « L’entreprise altruiste » sur ce que Michelin a fait dans le passé pour l’intérêt général.
Ces grands groupes qui se mettent au service de l’intérêt général
Michelin est un des plus grands fabricants de pneus du monde. La marque est également connue pour ses quelques activités a priori annexes, dont le fameux Guide rouge, la référence en matière de classement de restaurants. Pourtant, classer des restaurants n’était absolument pas la finalité de ce guide qui a commencé à paraître en 1900 – le premier classement étant publié seulement en 1920. Auparavant, le guide contenait les informations nécessaires pour les automobilistes qui s’aventuraient hors des grandes villes : garages, hôtels, et surtout cartes et plans de villes. Cependant, même muni d’un Guide rouge et de cartes imprimées par Michelin, un automobiliste se heurtait à un obstacle de taille. Une fois la route choisie, il fallait encore la trouver sur le « territoire », alors que la plupart des routes en France n’étaient pas signalées. Ensuite, s’il parvenait à la trouver, il n’avait pas le moyen de savoir quelle distance il lui restait à parcourir jusqu’à sa destination finale, car aucun balisage n’existait. Enfin, en arrivant dans un bourg, il ne pouvait savoir s’il s’agissait du bon car aucun panneau ne l’annonçait. Pour les habitants locaux, qui se déplaçaient à cheval depuis des siècles, cela ne posait aucun problème. En revanche, pour les automobilistes en provenance de grandes villes – et clients de Michelin – cela tournait vite au cauchemar. Au début des années 1910, Michelin décida d’agir et c’est ainsi que le premier aménagement du territoire à l’échelle nationale vit le jour, non pas réalisé par un ministère public mais par une entreprise, qui s’est appuyée sur sa division de cartes et de guides. On peut encore voir sur des routes de France les bornes en forme de cubes et les panneaux que Michelin a déployés à ses frais.
Bien que Donald Trump ait déclaré aujourd’hui qu’il souhaite revenir rapidement à une économie pleinement fonctionnelle, c’est justement le piège dans lequel nous ne devons pas tomber. En fait, le relooking doit être total. Et cela signifie que les entreprises peuvent et doivent faire le pas vers l’altruisme. Isaac Getz et Laurent Marbacher ont déjà écrit un livre à ce sujet l’année dernière.
L’ENTREPRISE ALTRUISTE OU COMMENT DONNER SANS CONDITION EST PROFITABLE
Publié le 19 mars 2020
Isaac Getz et Laurent Marbacher ont signé avec L’Entreprise Altruiste un livre inspirant, fruit de 5 ans de recherches et de rencontres d’entrepreneurs partout dans le monde. La bonne nouvelle est que les entreprises qui se mettent au service inconditionnel des autres, fournisseurs et clients, à travers leur cœur de métier, prospèrent et traversent plus facilement les périodes de crise. Alors qu’est-ce qu’on attend pour faire le bien ?
L’Entreprise Altruiste fait partie de ces livres qui redonnent foi en l’humanité, rien que ça ! A travers l’étude de dizaines d’entreprises partout dans le monde, les auteurs parviennent à cette conclusion simple : quand une entreprise cherche en premier et surtout à se mettre au service de l’autre sans conditions, elle prospère et les bénéfices deviennent une résultante de ses actions sociales. Mieux : elle affronte plus facilement les crises comme la crise financière de 2008, ou celle qui se dessine sous nos yeux avec le Coronavirus et l’arrêt de l’activité économique pour de très nombreuses entreprises. Et ce, quelque soit la taille de l’entreprise ou sa localisation.
Confiance et relations authentiques
Si les entreprises étudiées dans le livre n’ont pas toutes le même profil, ni la même taille (certaines sont d’énormes multinationales, d’autres de petites PME), ni le même secteur d’activité, elles partagent toutes une constante : un patron engagé et qui fait confiance aux salariés. Dans ces entreprises, les collaborateurs ont une grande liberté d’action et là où d’autres structures engagent de lourds budgets internes en vérification et contrôles, ces organisations poussent au contraire à être responsables et autonomes. Car finalement, qui de mieux que les salariés sur le terrain pour connaître les besoins du terrain ?
Au niveau local, une grande liberté est ainsi donnée aux collaborateurs pour qu’ils fassent tout pour les intérêts de leurs clients et de leurs fournisseurs. Et ça marche ! L’authenticité des rapports avec les différents partenaires dans ces entreprises permet de se serrer les coudes quand l’un traverse des moments difficiles pour qu’in fine toute la chaine de valeur s’en sorte et prospère.
Existe-t-il une recette magique ? Comment opérer une transformation d’entreprise pour aller dans le bon sens et devenir une entreprise altruiste ? Nous avons posé la question aux auteurs Isaac Getz, Professeur de leadership et de l’innovation à l’ESCP et conférencier, et Laurent Marbacher, innovateur social.
Comment définissez-vous l’entreprise altruiste ?
Isaac Getz : Pour faire très simple, les entreprises altruistes ne recherchent pas la finalité économique, mais le bien commun et la création de valeur sociale. Ce sont des entreprises qui se sont mises au service inconditionnel de leurs interlocuteurs économiques – les clients, les fournisseurs, les communautés locales où elles opèrent – et elles le font à travers leurs activités de cœur de métier. Et ce que nous avons découvert et qui est étonnant, c’est que grâce à cette orientation sociale, au service des acteurs de la société, ces entreprises prospèrent économiquement.
Vous avez décrit dans un précédent ouvrage le concept « d’entreprise libérée » : quelle est la différence avec l’entreprise altruiste ?
I.G. : Ce sont deux notions qui n’entrainent pas la même transformation.
En entreprise libérée, on adapte les pratiques managériales pour que l’organisation se mette au service des salariés.
Avec l’entreprise altruiste, il s’agit de transformer les rapports avec les clients et fournisseurs, qui sont d’ordinaire de transactions économiques, en relations authentiques, amicales. On traite son interlocuteur comme s’il était un ami, et dans la vie on ne demande pas à un ami de l’être seulement à condition d’avoir un bon retour sur investissement avec lui. La façon d’aborder l’autre est complètement différente.
Vous répétez régulièrement dans votre livre qu’il n’y a pas de recettes, mais peut-on toutefois extraire quelques ingrédients de base qui font le succès d’une entreprise altruiste ?
Laurent Marbacher : Même s’il existe beaucoup de chemins différents pour devenir et être une entreprise altruiste, on peut toutefois isoler quatre points essentiels.
Le premier et le plus important est l’engagement du patron. La transformation de l’entreprise est vécue personnellement et profondément par le dirigeant, bien souvent suite à un cheminement personnel, assez lent, qui a amené le dirigeant à changer sa philosophie de vie. C’est une caractéristique importante, et c’est en ça d’ailleurs qu’on ne peut décrire une recette-type car ce cheminement est unique et chaque dirigeant va y mettre des mots et une réalité différente.
Le deuxième point est intimement lié au premier et a trait aux modes d’actions que vont mettre en place et s’approprier les collaborateurs autour du dirigeant. Prenons l’exemple décrit dans le livre du laboratoire japonais Eisai : quand son patron décide de modifier la raison d’être de l’entreprise et qu’il indique à tous ses interlocuteurs que le laboratoire n’est plus un centre de recherche qui produit et vend des médicaments et que sa finalité est désormais de soulager la souffrance des patients et de leur famille, il ne donne aucune indication sur la mise en place de cette nouvelle orientation en interne et ce que cela peut supposer en nouveaux processus dans les unités, ni ne déroule un plan de communication bien huilé pour l’extérieur. Simplement le patron parle de cette finalité comme une invitation qu’il fait aux autres et qui appelle autrui, à l’intérieur de l’entreprise, à l’interpréter, à la comprendre et à prendre des initiatives dans le sens de cette orientation. En terme de leadership, cette dimension est extrêmement importante.
Le troisième point est lié à la notion « d’interlocuteur », l’autre dans la relation. En effet, quand on parle des activités cœur de métier au service des interlocuteurs externes de façon inconditionnelle, nous parlons de relations avec des personnes qui ont un nom et un visage. C’est pourquoi nous n’aimons pas trop le terme de « parties prenantes » utilisé en RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) et qui déshumanise en quelque sorte les rapports. Avec les entreprises altruistes, à aucun moment l’autre (client, fournisseur, communauté locale) n’est instrumentalisé au profit d’une idéologie d’entreprise particulière.
Je viens de terminer la lecture du livre d’Isaac Getz et de Laurent Marbacher « L’entreprise altruiste », que je vous conseille vivement ! Vous y lirez des grands principes avec lesquels je suis totalement aligné et, surtout, des cas d’entreprises très inspirants. Je retrouve la MAIF dans un grand nombre de valeurs et d’actions portées par celles-ci. Je suis en effet convaincu que la meilleure façon de concilier éthique et performance est de considérer l’obtention de bons résultats économiques comme « une conséquence organique » de la finalité sociale. Certaines entreprises étudiées par les 2 auteurs poussent le raisonnement jusqu’à une certaine radicalité, ce qui n’est pas sans m’offrir matière à réflexion 😉
Le grand entretien : Isaac Getz; professeur à l’ESCP et conférencier
« Donner sans condition est la clé du succès »
Laurence Estival I Entreprise & Carrières, 10.02.2020
EXTRAIT :
Vous avez trouvé la réponse ?
Notre crainte était de ne pas avoir suffisamment de matière pour nourrir cette réflexion. Or nous avons non seulement trouvé de nombreux exemples mais découvert que cette philosophie était pratiquée tant par des petites entreprises que par des multinationales, dans tous les secteurs d’activité et de nombreux pays. Nous avons rencontré un laboratoire japonais, une banque suédoise, un réseau de distribution scandinave. Ce qui les caractérise ? Toutes leurs activités sont au service de leurs interlocuteurs externes -clients, fournisseurs, territoires … – qu’elles servent de manière inconditionnelle sans subordonner ces relations aux intérêts économiques. Et grace à ce choix, elles progressent et prospèrent Cela va air delà de la RSE car ce ne sont pas des services développés à côté mais au cœur même de leur modèle. Ces interlocuteurs externes ne sont pas non plus assimilables aux parties prenantes, un terme trop générique. Ils ont des visages ! Et ce n’est pas neutre car c’est un moyen de s’inscrire dans une relation authentique et de traiter ces personnes non pas en « entités » mais en amis.
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