Face à la crise, des entreprises réinventent la solidarité et le capitalisme
Isaac Getz et Laurent Marbacher, co-auteurs de L’entreprise altruiste (Albin Michel)
Face à la crise du coronavirus, Emmanuel Macron a appelé à inventer « de nouvelles solidarités », tandis que Bruno Lemaire— à « inventer un nouveau capitalisme.» Il existe pourtant des entreprises qui agissent dans cet esprit depuis des décennies. Loin des incantations, elles l’ont prouvé par leurs actes et les crises leur donne l’occasion de le démontrer encore davantage. Nous l’avons constaté dans des dizaines de cas, de toute taille et tout secteur et nous continuons de le faire.
Il y a quelques jours, par exemple, le directeur industriel d’une grand groupe nous a dit comment il a agi face au coronavirus : « J’ai dit à tous mes fournisseurs : “Nous allons affronter ça ensemble. On partage tout !” » Ce dirigeant aurait pu répercuter totalement la baisse de 15% de ses commandes sur ses fournisseurs. La moitié de ses ingrédients étant produits à l’extérieur et l’autre moitié des mêmes ingrédients étant fabriqués en interne, il eut été parfaitement légitime de baisser le niveau de ses commandes auprès des fournisseurs de 30% et de 0% dans ses usines. Mais il a préféré partager le fardeau à part égale, en abaissant ses commandes externes et sa propre production dans la même proportion. Ses fournisseurs s’en souviendront.
Vous vous dites peut être que ce cas ne vous concerne pas, puisque vous ne produisez pas vous-mêmes de composants identiques à ceux que fabriquent vos fournisseurs. Mais comment agissez-vous avec eux ? Vous arrive-t-il de leur annoncer que vous n’allez pas respecter vos contrats d’achats et que c’est à eux de se débrouiller ? Ou bien leur montrez-vous, —comme l’a fait ce directeur industriel— que vous les voyez comme de vrais partenaires et que vous ne les laissez pas tomber quand les temps sont durs ? Comme nous l’a dit Didier Leroy, n°3 actuel de Toyota, « le problème du fournisseur n’est pas son problème : c’est le nôtre. » Il se peut d’ailleurs que vos fournisseurs, —devenus aujourd’hui, grâce à votre action solidaire passée, d’authentiques partenaires— vous prêtent déjà main forte pour résoudre vos problèmes en période de crise et sans rien demander en retour.
« Le problème du fournisseur n’est pas son problème : c’est le nôtre »
Comme avec le COVID-19 aujourd’hui, la crise de 2009 avait frappé aussi de plein fouet le secteur du tourisme. L’entreprise finlandaise SOL, n°2 du pays dans le secteur des services de nettoyage, comptait parmi ses clients les hôtels et les paquebots. Dès les premiers signaux du ralentissement de l’activité, SOL leur a proposé de diminuer ses prix de 10% — prix pourtant fixés par contrat. Elle a ainsi créé une poche de respiration pour ces entreprises qui s’étaient vite retrouvées face à de grandes difficultés de trésorerie. Elles s’en sont souvenu.
Il se peut toutefois que votre inquiétude principale ne concerne pas vos fournisseurs mais vos clients. Ils vous lâchent et ne peuvent rien pour vous. Mais peut-être que vous pourriez faire quelque chose pour eux ? Comme cette compagnie aérienne qui, suite à la crise du coronavirus, vient d’envoyer un mail à tous ses clients pour dire qu’ils peuvent changer leur voyage du mois de mars pour n’importe quelle date dans les 12 mois à venir et pour n’importe quelle destination, et ce quelles que soient les conditions de leur billet. Ainsi, cette compagnie ne fait pas subir à ses clients les frais d’annulation, surtout ceux qui ont acheté un billet non-remboursable. Le résultat ? Plutôt que d’annuler purement et simplement leur voyage, beaucoup vont changer leur billet pour un autre voyage, qu’ils ont prévu mais pas encore commandé dans les 12 mois à venir. Ils resteront fidèles à leur compagnie. Et ils s’en souviendront.
Et pourquoi pas agir pour la société toute entière, pour le bien commun ? C’est ce qu’a fait ces jours-ci une PME de la Loire, les Tissages de Charlieu (LTC). Elle a mis au point un masque professionnel en tissu lavable, a lancé sa production au rythme de 7j. x 24h. et va rendre publiques les informations sur ce modèle pour que d’autres industriels puissent le fabriquer à leur tour. Leurs clients, et même leurs concurrents, s’en souviendront mais pas pour les mêmes raisons. En effet, LTC fabriquait des tissus pour l’habillement, le sport et les usages techniques. Ainsi, avant de se lancer dans la production de masques, le PDG Eric Boël s’est assuré de l’accord de chacun d’eux, d’arrêter temporairement la livraison de leurs produits. Tous ont accepté. Et tous se souviendront de ce sacrifice commun pour le bien commun, tous ces professionnels de santé qui manquent de protection.
La banque étant la plus admirée du pays
Mais, votre entreprise peut aussi affronter le cas d’un manque à l’échelle d’un pays entier. C’est ce qui s’est produit en 2009 en Suède—et partout ailleurs—avec les banques. Toutes ont « fermé le robinet » pour leurs clients PME en panne de trésorerie ou les particuliers incapables de faire face à leurs payements. Toutes, sauf une : Handelsbanken. Au contraire, plutôt que de restreindre ses prêts aux acteurs économiques et aux familles au moment où ils en avaient le plus besoin, cette banque les a augmentés. Handelsbanken a pu le faire car, depuis cinq décennies, elle considère que ses conseillers bancaires doivent agir un peu comme des médecins, à ceci près qu’ils n’agissent pas pour la santé physique mais qu’ils font tout pour la santé financière de leurs clients. Handelsbanken était aussi la seule banque qui n’a pas eu recours à l’argent proposé par l’Etat suédois lors de cette crise. Son PDG Anders Bouvin nous a expliqué que quand « toutes les banques se retrouvent en “’unité de soins intensifs” [aux mains d’] actionnaires ou de l’État – nous revenons… Nous voulons être un bien pour la société – pas un fardeau. » Rares sont les personnes qui diront que les médecins sont un fardeau pour la société et non pas un bien. Les banquiers de Handelsbanken, aussi surprenant que cela puisse sonner à nos oreilles, prennent soin de la société. Les clients et la Suède s’en sont souvenu, la banque étant la plus admirée du pays depuis 7 ans. Autrement dit, les Suédois applaudissent les conseillers de Handelsbanken, comme les Français le font aujourd’hui chaque soir pour les professionnels de santé.
Dernier point : les salariés. Pendant les crises, les entreprises peuvent les traiter comme une variable d’ajustement, une ressource (humaine) ou, au contraire, comme des êtres humains. En 2009 encore, comme tous les industriels de sa région, SEW-Usocome, une grosse PME industrielle du Nord de l’Alsace, a subi une baisse drastique de ses commandes : 10% en septembre 2008, qui s’est stabilisée à moins 30% en mai 2009. Mais à la différence d’autres industriels, SEW-Usocome fut la seule à ne pas procéder à des licenciements, ni même à du chômage partiel. Au contraire, ses dirigeants ont pris une série d’engagements, comme par exemple de ne considérer le chômage partiel que comme la mesure ultime, à ne déclencher que si la baisse des commandes dépasse 30%, et de commencer toute baisse de salaire éventuelle par les dirigeants, les managers et les commerciaux. De grands panneaux ont été installés dans les ateliers, indiquant le niveau du carnet de commandes par rapport à l’année précédente. Son DG à l’époque, Michel Munzenhutter, a promis que tout se ferait dans un esprit de solidarité. Il a donc demandé qu’on fasse un plan d’économie de 14 millions d’euros, et que l’on vive sur l’essentiel. Grâce à de nombreuses initiatives des salariés, l’objectif a été atteint. Dès juillet 2009, l’équilibre financier de l’entreprise était assuré et fin janvier 2010, chaque salarié a touché une prime, alors même que l’entreprise était encore à moins 28% de commandes par rapport à la même période de l’année précédente. Les salariés s’en sont souvenu.
« Plie, et ne rompt pas »
Tous ces exemples de la crise du coronavirus et de celle de 2009 peuvent apparaître comme de la philanthropie, mais il n’en est rien. Ces entreprises ne font pas de dons. Elles agissent solidairement pour le bien des autres—leurs interlocuteurs économiques et leurs salariés—à travers leurs activités de cœur de métier, activités qu’elles ont transformées pour servir les autres plutôt qu’elles-mêmes. Étonnamment, ces entreprises s’en sortent mieux pendant la crise : elles ont réinventé le capitalisme dans les faits. Étonnamment —mais on peut aussi dire naturellement, puisque leurs clients, leurs fournisseurs et leurs salariés se souviennent de ces faits. Plus encore, quand la crise se termine, ces entreprises sont entourées de vrais partenaires qui les soutiennent. Elles ne se retrouvent pas seules et à genoux. Beaucoup d’entreprises survivent aux crises mais ne parviennent plus à répondre à la demande quand elles se terminent, parce que nombre de leurs fournisseurs ont disparu et qu’une partie de leurs salariés a été licenciée.
Toute crise se termine—c’est le propre d’une crise. Face à la tempête, allez-vous être le chêne qui va se briser ou le roseau qui « plie, et ne rompt pas » ? Pascal a dit que les êtres humains sont des roseaux pensants— pensants et qui se souviennent. Plutôt que de faire l’économie de cette crise, allez-vous vous vous en saisir pour vous transformer et agir authentiquement pour vos clients, vos fournisseurs et vos salariés ? Si c’est le cas, ils s’en souviendront et ils seront là aussi pour vous aux heures difficiles.
L’ENTREPRISE ALTRUISTE OU COMMENT DONNER SANS CONDITION EST PROFITABLE
Publié le 19 mars 2020
Isaac Getz et Laurent Marbacher ont signé avec L’Entreprise Altruiste un livre inspirant, fruit de 5 ans de recherches et de rencontres d’entrepreneurs partout dans le monde. La bonne nouvelle est que les entreprises qui se mettent au service inconditionnel des autres, fournisseurs et clients, à travers leur cœur de métier, prospèrent et traversent plus facilement les périodes de crise. Alors qu’est-ce qu’on attend pour faire le bien ?
L’Entreprise Altruiste fait partie de ces livres qui redonnent foi en l’humanité, rien que ça ! A travers l’étude de dizaines d’entreprises partout dans le monde, les auteurs parviennent à cette conclusion simple : quand une entreprise cherche en premier et surtout à se mettre au service de l’autre sans conditions, elle prospère et les bénéfices deviennent une résultante de ses actions sociales. Mieux : elle affronte plus facilement les crises comme la crise financière de 2008, ou celle qui se dessine sous nos yeux avec le Coronavirus et l’arrêt de l’activité économique pour de très nombreuses entreprises. Et ce, quelque soit la taille de l’entreprise ou sa localisation.
Confiance et relations authentiques
Si les entreprises étudiées dans le livre n’ont pas toutes le même profil, ni la même taille (certaines sont d’énormes multinationales, d’autres de petites PME), ni le même secteur d’activité, elles partagent toutes une constante : un patron engagé et qui fait confiance aux salariés. Dans ces entreprises, les collaborateurs ont une grande liberté d’action et là où d’autres structures engagent de lourds budgets internes en vérification et contrôles, ces organisations poussent au contraire à être responsables et autonomes. Car finalement, qui de mieux que les salariés sur le terrain pour connaître les besoins du terrain ?
Au niveau local, une grande liberté est ainsi donnée aux collaborateurs pour qu’ils fassent tout pour les intérêts de leurs clients et de leurs fournisseurs. Et ça marche ! L’authenticité des rapports avec les différents partenaires dans ces entreprises permet de se serrer les coudes quand l’un traverse des moments difficiles pour qu’in fine toute la chaine de valeur s’en sorte et prospère.
Existe-t-il une recette magique ? Comment opérer une transformation d’entreprise pour aller dans le bon sens et devenir une entreprise altruiste ? Nous avons posé la question aux auteurs Isaac Getz, Professeur de leadership et de l’innovation à l’ESCP et conférencier, et Laurent Marbacher, innovateur social.
Comment définissez-vous l’entreprise altruiste ?
Isaac Getz : Pour faire très simple, les entreprises altruistes ne recherchent pas la finalité économique, mais le bien commun et la création de valeur sociale. Ce sont des entreprises qui se sont mises au service inconditionnel de leurs interlocuteurs économiques – les clients, les fournisseurs, les communautés locales où elles opèrent – et elles le font à travers leurs activités de cœur de métier. Et ce que nous avons découvert et qui est étonnant, c’est que grâce à cette orientation sociale, au service des acteurs de la société, ces entreprises prospèrent économiquement.
Vous avez décrit dans un précédent ouvrage le concept « d’entreprise libérée » : quelle est la différence avec l’entreprise altruiste ?
I.G. : Ce sont deux notions qui n’entrainent pas la même transformation.
En entreprise libérée, on adapte les pratiques managériales pour que l’organisation se mette au service des salariés.
Avec l’entreprise altruiste, il s’agit de transformer les rapports avec les clients et fournisseurs, qui sont d’ordinaire de transactions économiques, en relations authentiques, amicales. On traite son interlocuteur comme s’il était un ami, et dans la vie on ne demande pas à un ami de l’être seulement à condition d’avoir un bon retour sur investissement avec lui. La façon d’aborder l’autre est complètement différente.
Vous répétez régulièrement dans votre livre qu’il n’y a pas de recettes, mais peut-on toutefois extraire quelques ingrédients de base qui font le succès d’une entreprise altruiste ?
Laurent Marbacher : Même s’il existe beaucoup de chemins différents pour devenir et être une entreprise altruiste, on peut toutefois isoler quatre points essentiels.
Le premier et le plus important est l’engagement du patron. La transformation de l’entreprise est vécue personnellement et profondément par le dirigeant, bien souvent suite à un cheminement personnel, assez lent, qui a amené le dirigeant à changer sa philosophie de vie. C’est une caractéristique importante, et c’est en ça d’ailleurs qu’on ne peut décrire une recette-type car ce cheminement est unique et chaque dirigeant va y mettre des mots et une réalité différente.
Le deuxième point est intimement lié au premier et a trait aux modes d’actions que vont mettre en place et s’approprier les collaborateurs autour du dirigeant. Prenons l’exemple décrit dans le livre du laboratoire japonais Eisai : quand son patron décide de modifier la raison d’être de l’entreprise et qu’il indique à tous ses interlocuteurs que le laboratoire n’est plus un centre de recherche qui produit et vend des médicaments et que sa finalité est désormais de soulager la souffrance des patients et de leur famille, il ne donne aucune indication sur la mise en place de cette nouvelle orientation en interne et ce que cela peut supposer en nouveaux processus dans les unités, ni ne déroule un plan de communication bien huilé pour l’extérieur. Simplement le patron parle de cette finalité comme une invitation qu’il fait aux autres et qui appelle autrui, à l’intérieur de l’entreprise, à l’interpréter, à la comprendre et à prendre des initiatives dans le sens de cette orientation. En terme de leadership, cette dimension est extrêmement importante.
Le troisième point est lié à la notion « d’interlocuteur », l’autre dans la relation. En effet, quand on parle des activités cœur de métier au service des interlocuteurs externes de façon inconditionnelle, nous parlons de relations avec des personnes qui ont un nom et un visage. C’est pourquoi nous n’aimons pas trop le terme de « parties prenantes » utilisé en RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) et qui déshumanise en quelque sorte les rapports. Avec les entreprises altruistes, à aucun moment l’autre (client, fournisseur, communauté locale) n’est instrumentalisé au profit d’une idéologie d’entreprise particulière.
Le grand entretien : Isaac Getz; professeur à l’ESCP et conférencier
« Donner sans condition est la clé du succès »
Laurence Estival I Entreprise & Carrières, 10.02.2020
EXTRAIT :
Vous avez trouvé la réponse ?
Notre crainte était de ne pas avoir suffisamment de matière pour nourrir cette réflexion. Or nous avons non seulement trouvé de nombreux exemples mais découvert que cette philosophie était pratiquée tant par des petites entreprises que par des multinationales, dans tous les secteurs d’activité et de nombreux pays. Nous avons rencontré un laboratoire japonais, une banque suédoise, un réseau de distribution scandinave. Ce qui les caractérise ? Toutes leurs activités sont au service de leurs interlocuteurs externes -clients, fournisseurs, territoires … – qu’elles servent de manière inconditionnelle sans subordonner ces relations aux intérêts économiques. Et grace à ce choix, elles progressent et prospèrent Cela va air delà de la RSE car ce ne sont pas des services développés à côté mais au cœur même de leur modèle. Ces interlocuteurs externes ne sont pas non plus assimilables aux parties prenantes, un terme trop générique. Ils ont des visages ! Et ce n’est pas neutre car c’est un moyen de s’inscrire dans une relation authentique et de traiter ces personnes non pas en « entités » mais en amis.
Interview d’Isaac et Laurent dans le magazine en ligne FINYEAR, consacré à la Finance. Ils y abordent en particulier les différences entre l’entreprise altruiste et l’entreprise à mission.
L’entreprise altruiste : rechercher le bien commun permet de prospérer
Matthieu Biava : Nous parlons très souvent de la loi PACTE comme une loi fondamentale pour inciter les entreprises à penser et affirmer leur rôle au sein de la société : que peut-on en attendre ?
Isaac Getz : Je pense que c’est une évolution importante, la loi PACTE permettant à ceux qui le souhaitent d’avancer dans un cadre juridique clair. Cependant, les entreprises qui créent de la valeur sociale existent depuis des décennies. « Statut n’est pas vertu », autrement dit : le juridique ne peut pas changer la nature des activités cœur de métier de l’entreprise ; seule la transformation en profondeur peut le faire. C’est ce que nous avons pu observer avec Laurent Marbacher, pendant les cinq années au cours desquelles nous avons étudié des organisations que nous avons nommées entreprises altruistes. Sans un engagement de la part du numéro 1 pour que son entreprise ait pour seule finalité la création de valeur sociale, cette transformation ne pourra pas se faire. Chercher à poursuivre simultanément la recherche de valeurs sociale et économique conduit, malheureusement, à la subordination de la première à la seconde. Il suffit de comparer le rapport annuel économique consistant et épais avec le rapport social, qui est souvent moins consistant.
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